Les sources

Les Archives Départementales de Savoie renferment de nombreux trésors utiles à l’histoire locale. Parmi ceux-ci figure un livre de comptabilité du marquis de Saint Séverin.

Louis Joseph Joachim Passerat de Rouer de Saint Séverin est né le 17 mai 1738. Il hérite en 1773 du marquisat de Verel de Montbel et de la juridiction de Verel de Montbel et de Dullin. En dehors de ses activités militaires, il partage son temps entre ses résidences du château de Candie à Chambéry, de Douvaine et de Dullin. En 1782 il nomme François Durand « agent », chargé de gérer sa résidence et ses terres du château de Dullin ainsi que ses propriétés de Verel.

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Celui-ci commence un « journal » qui perdurera jusqu’en 1813. La période révolutionnaire laisse un grand vide dans le « journal » de 1793 à 1805 inclus.
Ce document d’environ cent trente feuillets manuscrits, oscillant entre journal de comptabilité et livre de raison, relativement bien conservé, nous fait découvrir la vie au jour le jour à travers les dépenses et les entrées d’argents des propriétés du marquis à Verel de Montbel et à Dullin.

Le « journal » est évidemment centré sur l’agriculture encore omniprésente à cette époque, mais les occurrences concernant le bâti sous toute ses formes occupent une place non négligeable dans les comptes du marquis. On y rencontre en effet la construction à neuf d’une « batisse », celle d’un « jardin d’yverd », ou bien encore l’entretien courant des bâtiment, menuiserie, serrurerie et quincaillerie etc. .

Dans cette découverte de la construction à la fin du XVIII° siècle, nous respecterons une logique architecturale et nous commencerons donc par les fondations et les travaux préparatoires, sans tenir compte de la réalité chronologique ou comptable du « journal ». Nous ne suivrons pas non plus l’érection d’un bâtiment particulier, mais nous essaierons de survoler les différentes phases de la construction sans s’attacher à un bâtiment plus qu’à un autre.

Le gros oeuvre et la maçonnerie

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C’est le 28 juillet 1784 que François Durand impute 6 livres 16 sols de dépense pour « quatre livres [de] poudre* de Genève prises au Pont pour faire les pierres du jardin d’hyvert ». de même qu’il règle le 25 février 1785 les « journées de bœufs [… a Bourbon sieur François de Dullin pour voiture de matériaux au bâtiment [… ». C’est à peu près les seules indications que nous possédons. Point d’architecte ou de géomètre pour l’implantation ou les plans, point de trace écrite de ces intervenants. La matière première sous forme de pierres est abondante sur les terres du marquis, et ses employés peuvent se charger de l’approvisionnement.

Cet approvisionnement débute très longtemps – souvent plusieurs années – avant la construction proprement dite. C’est une opération longue et coûteuse en main d’œuvre, mais celle-ci peut ne pas apparaître dans les comptes si la main d’œuvre est constituée des personnes au service direct du marquis.

L’érection du gros oeuvre fait appel aux « massons » terme qui désigne sans plus de précisions les bâtisseurs ou les tailleurs de pierre. Etienne Michaud de Verel semble l’artisan attitré puisque François Durand lui paye en 1787 « trois cent soixante journées de masson […] qu’il l’invite même à un « repas d’affaire » : Le total des sommes que touche Etienne Michaud entre avril 1784 et mars 1787 se monte à « la somme de deux cent septante livres quinze sols [de France] », soit le salaire de 361 journées de travail.

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Il est intéressant de remarquer au passage que le salaire journalier d’Etienne Michaud est assez élevé. Il se monte à 15 sols de France, alors que celui d’un ouvrier agricole ne dépasse pas les 6 sols « monnoye de Savoye », soit l’équivalent de 7.2 sols de France, moitié moins qu’un maçon, alors qu’une journée de travail de femme se monte à 4 sol de Savoie.

Etienne Michaud est peut-être entrepreneur car François Durand emploie une fois la formule de « M[aîtr]e Masson ». C’est pour le moins un homme dont l’industrie s’étend à plusieurs domaines puisqu’il fait un four à chaux et une cuisson. Cette même opération de fabrication de chaux au Vieux Château à Dullin donne lieu à indemnisation à Claude Bois « pour dédomagement du bled a luy gaté par les charriots du chauxfourt ».

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Les maçons sont aussi chargés de la fourniture des pierres de taille, notamment celles dotées d’une fonction particulière. Benoît Cadet de Dullin est payé pour ses journées de labeur « plus pour une pierre de taille que je luy ait fait prendre à la Perrrière », sans autre précision.
Moins qualifiés que les maçons, mais incontournables à cette époque les manœuvres louent leurs bras contre une rémunération souvent assez faible. Ils apparaissent dans le « journal » de façon sporadique tels Pierre Chasus, Antoine Bellemin Comte dit Frisolloz ou encore François Cerbat de Dullin à qui l’on paye « quatre journées de manœuvre […] tant pour faucher que foiner et servir les massons ».

Le couvert

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Autre poste important, la charpente fait bonne figure dans le « journal » de François Durand. C’est ainsi que celui-ci achète en recouvrement de créance « de Gentil Janin François de Dullin en pièce bois de chêne pour les pannes du couvert » et « de Montfalcon Charles de Dullin en une pièce bois de chêne pour le fete du couvert accord a 18 francs* de France a compte des arrerages* ». Il achète aussi sans en préciser la destination « à Charles Guicherd de Dullin bois de sapin, dix pieds d’arbre à trois francs pièce […] ». Nous ne possédons pas d’autre détails sur les gros bois de charpente utilisés.

Nous n’avons pas d’indications concernant les chevrons, le terme de « latte » souvent cité s’appliquant plutôt à nos liteaux actuels.

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Le 12 juillet 1783, soit plus d’un an avant le début de la construction, François Durand a « payé au sieur Thomé de Chambery a forme de sa notte cy jointe, 300 Cloux batard à tête et maltaillés* a 13 sols Savoye, 400 cloux de deux a 9 sols 6 deniers, quatre livres de crosses* assorties a 6 sols ». Suivent plusieurs achat de « cloux » divers : « cloux de cornier* soixante dix payé au marechal Languedoc de Novalaise » et « un millier de clous de trente payé à Mme Huguet » de Pont de Beauvoisin », ou encore « crosses cinq livres et demy de huit a la livre que j’avoit fait prendre au mois de novembre dernier pour le couvert ».

Le marquis a choisi la tuile pour couvrir sa nouvelle bâtisse. Nouveauté fort intéressante, en effet nous savons que les couvertures en bois sont encore largement utilisées. La tuile est extrêmement chère, tant pour sa fabrication (extraction, travail, cuisson) que pour son transport. Il faudra attendre la réglementation sarde de 1840 pour voir la loi obliger tout un chacun à couvrir les bâtiments en matériaux non combustibles.
En parallèle les achats de bardeaux bois continuent. Jusqu’en 1811, dernière occurrence à signaler les « ensengles », le marquis utilisera des bardeaux bois pour couvrir ses bâtiments. Voilà bien la preuve que les anciennes habitudes perdurent et que le prix des tuiles reste une contrainte très forte.

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Il ne nous est pas possible de savoir quel type de bardeau bois recouvrait alors les bâtiments. Doit-on supposer qu’il s’agit de nos actuels ancelles ou tavaillons couvrant les chalets de Haute Savoie, ou doit on penser aux longues essandoles qui couvrent les bâtiments anciens du Queyras ? Il paraît bien difficile d’y répondre, cependant, les quantités commandées peuvent laisser supposer que nous sommes en présence de bardeaux de petite taille, puisque les achats de montent à plus de 20.000 bardeaux en trois ans, et que les conditions climatiques régionales ne permettent guère la couverture en essandoles.

La grange reconstruite en 1785 sera donc recouverte de tuiles comme nous l’avons vu ci-dessus. François Durand se déplace en personne chez le tuilier voir la qualité de la cuisson : Cette tuilerie a probablement fonctionné de 1730 à 1890, soit. Elle appartient alors au « Seigneur Noble Perrin de Lépin », qui n’est jamais que le voisin du marquis de Saint Séverin. La grange du marquis nécessitera « neuf milliers et demy tuilles […] pour couvrir le batiment […] à 24 livres le millier » et le transport coûtera : « 6 livre le millier pour voiture », soit la somme astronomique du quart du prix des tuiles ! Les tuiles faîtières, appelées aussi corniers* sont achetées elles aussi à Lépin mais au sieur Burdin.
Les charpentiers se nomment Benoît et Joseph Berthet, François Grandgaudin, François Cusin Verraz, Claude Bertrand Paysan, tous originaires de Dullin ou d’Ayn. Les fonctions des charpentiers ne se limitant pas uniquement aux travaux de toiture. Ils peuvent s’étendre à des domaines inattendus. En septembre 1785, avant les vendanges, il règle les travaux du « charpentier Bertier qui a racomodé et refoncer les tonneaux », celui-ci étant probablement originaire de Verel de Montbel.

Le second oeuvre

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Nombre de marchands ou d’artisans interviennent aussi soit en fournissant certains matériaux aux maçons ou charpentiers, soit en intervenant directement.

Les menuisiers se cantonnent dans leur corps de métier. En 1788, il fait le compte du menuisier Montfalcon, probablement de Dullin, et lui règle « ses journées faites pour le château au nombre de cinquante huit à 15 sols par jour ». Nous pouvons nous rendre compte à cette occasion que le menuisier touche le même salaire que le maçon.

Les artisans dans la société de l’époque

Une petite comparaison, déjà initiée à propos des salaires des maçons et des menuisiers, va nous permettre de toucher du doigt une réalité qui devait être, à cette époque, la loi de tous les jours pour une grande partie de la population des communes environnant Dullin. Le revenu journalier d’un de ces artisans était de 15 sols de Savoie par jour, celui d’un journalier travaillant sur le domaine de marquis était de 5 à 6 sols et celui d’une femme employée à la lessive dans la maisonnée du château de 4 sols. Voilà déjà une réalité cruelle ou la femme touche déjà les deux tiers du plus faible des salaires masculins. Mais quand la lecture du « journal » nous donne le prix de la douzaine d’oeufs à 4 sols soit le tarif d’une journée de lessive, nous sommes amenés à nous poser la question de l’évolution dans le temps de la valeur des choses. Même si l’exercice est tentant, il n’est bien entendu pas question de comparer ces prix avec ceux que nous connaissons. La distorsion serait trop grande, les besoins ne sont pas les mêmes, les contraintes ont évoluées, le machinisme a définitivement faussé toutes les réalités terriennes qui étaient celles de nos ancêtres en cette fin du XVIII° siècle.

Pour ce qui concerne plus directement les artisans, le « journal » du marquis de Saint Séverin est assez peu loquace sur les conditions de travail à cette époque. Rien ne nous permet de dire qu’elles étaient plus dures ou plus facile que les nôtres. Certes physiquement, les travaux devaient être pénibles et seule la traction animale venait tempérer les efforts humains. Mais que dire des horaires de ces artisans ? Que dire de leur rythme de travail ? Rien ne transparaît qui pourrait nous donner une quelconque indication de leurs contraintes vis à vis du donneur d’ordre qu’était pour eux ce grand personnage, « Marquis de Verel, Comte de Dullin, Baron de Troche et Seigneur de Douvaine ».

Les artisans semblent faire partie de cette population qui possède une petite aisance financière. Et par aisance financière, n’imaginons pas la naissance d’une petite bourgeoisie, mais plutôt la simple possibilité de vivre et non plus de survivre. Ces artisans donc, apparaissent assez peu comme débiteurs du marquis. L’économie est encore fortement empreinte par le troc, et le journal nous permet de les deviner demandant des « a compte », voir réglant certains arriérages*, mais pas au point de certains traîne-misère débiteurs permanents dont on sent bien qu’ils sont à la merci du marquis.

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Le règlement des sommes dues aux artisans s’étale souvent sur plusieurs mois et dans certains cas l’attente semble dépasser l’année. Nous avons donc affaire à une population qui possède une certaine réserve financière et qui peut patienter en attendant un règlement. Le terme même de « Maître masson » désigne une personnalité dans le monde rural de cette époque. Le « Maître masson », c’est celui qui a les connaissances essentielles pour travailler dans son domaine, mais c’est aussi celui qui peut employer d’autres artisans, celui qui transmet le savoir. C’est une personne de référence, tant au point de vue professionnel qu’au point de vue social. Rien à voir donc avec l’immense majorité des petites gens.

Une époque révolue ?

Cette remontée dans le temps et dans l’histoire, nous plonge dans un monde qui nous est devenu étranger. Nous devinons François Durand qui s’inquiète de l’avancement de son chantier. Nous le voyons se soucier longtemps à l’avance des matériaux qui lui seront nécessaires. Nous sommes dans une économie encore rurale et autarcique. Veut-on élever une grange ?

Il faut commencer par rassembler les pierres qui constitueront les murs. Il faut aussi abattre taillis et bois et rassembler les pierres pour faire la chaux. Les gros bois de charpente sont débités bien avant la mise en place de la charpente. Il n’y a pas ou peu de stock. Les tuiles sont cuites à la demande. Chaque chose possède son utilisation particulière. La molasse grise si présente dans le paysage dullinois, servira de pierre de taille pour des ouvertures de forme délicate.

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Avec ses propriétés réfractaires, elle servira aussi pour l’érection d’un four. La pierre blanche plus solide et plus dure servira de pierre d’angle ou de montant ou bien encore de linteau. Tel arbre possédant telle forme ou telle caractéristique est gardé sur pied quelques années ou est scié dans un but précis parfois fort éloigné dans le temps. Un temps justement qui possède une tout autre valeur que celle que nous lui reconnaissons actuellement. Une valeur différente, ni meilleure ni plus mauvaise que la valeur que nous lui accordons aujourd’hui. Un autre temps, un autre monde, un monde révolu, qui nous devient de plus en plus étranger, qui nous échappe chaque jour, au gré de notre évolution technologique. Un monde qui se rappelle à nous aujourd’hui grâce à quelques centaines de pages écrites avec minutie il y a déjà plus de 200 ans, entre 8 et 10 générations, une éternité, un court instant…

Jean Charles MARCEL